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Khirâ ravala sa douleur. Berçant toujours le corps de son frère dans ses bras, Tash’Kor semblait indifférent à ce qui se passait autour de lui. Elle aurait voulu se blottir contre lui, le consoler, lui dire qu’elle l’aimait, qu’il n’était pas seul. Au lieu de ça, elle devait se préparer à un concours stupide, dont l’issue déciderait de leur liberté ou de leur esclavage. Le sol était jonché de cadavres, de blessés, d’agonisants, et ce roi imbécile semblait se réjouir du défi qu’il lui avait lancé. Comme s’il ignorait délibérément la désolation qui s’était abattue sur le village.
Avec résignation, chacun se mit à l’ouvrage, chaque clan dénombrant ses morts. On s’aperçut également que plusieurs femmes avaient disparu. Parmi elles figurait Tayna. On comprit alors qu’elle avait été emportée par les Asiates en fuite. Un brusque remords tenailla les Égyptiens. Parce que personne ne l’aimait, ils n’avaient accordé aucune véritable protection à la jeune femme. Elle avait dû se sentir bien seule, et n’avait pas su se défendre. Mais il était désormais trop tard pour lui venir en aide.
Vers le soir, les morts avaient été enterrés, et la petite cité minière avait repris un visage plus humain. Seules les taches de sang qui maculaient le sable et les demeures endommagées témoignaient de la violence des combats. Une certaine tension continuait de régner. Les Égyptiens avaient conservé leurs armes. Apparemment, le roi se moquait bien d’une possible réaction de leur part. Il disposait de trois cents cavaliers, et, malgré leur détermination, ces étrangers ne pouvaient l’inquiéter.
Il les autorisa cependant à donner une sépulture à leurs morts et à accomplir les rites funèbres égyptiens ou chypriotes, tout comme il fit ensevelir les siens selon leurs coutumes. Une quinzaine de compagnons de Seschi avaient perdu la vie, outre Pollys. Tash’Kor semblait avoir vieilli de dix ans en une journée. Khirâ le soutenait comme elle le pouvait. Elle n’avait pas oublié la peine éprouvée lorsque Inkha-Es avait été tuée, mais la douleur de son compagnon lui paraissait encore pire. Toute force l’avait abandonné ; par moments, il étouffait. Il resta de longues heures prostré à l’endroit où l’on avait enterré son jumeau, comme s’il avait voulu se laisser mourir sur place.
Vers le soir cependant, Khirâ lui prit la main et dit doucement :
— J’ai besoin de toi.
Il leva les yeux vers elle, des yeux rougis, creusés par la douleur. Il semblait ne pas comprendre. Puis il se redressa et la prit par les épaules. Il la fixa longuement, et l’entraîna vers le champ où devait avoir lieu la compétition. Elle sut alors qu’il avait commencé à réagir. Le roi attendait déjà la jeune femme, entouré de ses capitaines. Il l’accueillit avec un grand sourire, comme s’il ne s’agissait que d’une joute amicale. Khirâ vint à lui.
— Je suis à ta disposition, quand il te plaira.
L’autre poussa un rugissement de joie, puis tendit la main vers l’arc de Khirâ. Il l’examina avec attention et demanda :
— Qui t’a appris à fabriquer un arc semblable ?
— Ma mère !
— Ta mère ? Elle sait donc manier une telle arme…
— Je regrette qu’elle ne soit pas là aujourd’hui, car je suis sûre qu’elle t’aurait vaincu.
Il s’agissait d’une provocation intentionnelle, mais, au lieu de fâcher son adversaire, elle eut l’air de le réjouir.
— Et toi, n’es-tu pas certaine de me battre ?
— J’ai retenu ses leçons, mais je crois qu’elle reste plus forte que moi.
— Ne t’a-t-elle pas dit de ne jamais laisser le doute envahir ton esprit ?
Khirâ le regarda avec surprise. Thanys lui avait en effet plusieurs fois donné ce conseil.
— Si, mais…
— Alors, aie donc confiance en toi.
Khirâ marqua un temps d’hésitation. Bizarrement, elle ne décelait aucune véritable hostilité chez le roi cavalier. Au contraire, son attitude lui semblait un peu paternelle, comme s’il voulait l’aider à le vaincre. Ce comportement insolite et inattendu la désarçonna quelque peu, mais elle dut admettre qu’il avait raison : elle devait se concentrer et garder confiance dans son adresse. Il lui rendit son arc avec un sourire amical et ajouta :
— Je pense que nous pouvons démarrer à soixante pas. Cela ne te gêne pas, n’est-ce pas ?
— Non !
— Les cibles seront les vieilles poteries que tu vois là-bas.
Khirâ acquiesça d’un signe de tête et vérifia soigneusement la souplesse de son arc, l’empennage des flèches, la solidité de la corde.
Bizarrement, la tension était un peu retombée. La compétition engagée entre le roi et la jeune Égyptienne passionnait la foule des villageois. Cette distraction venait à point nommé pour qu’on ne pense pas trop aux morts. La vie rude des plateaux d’Anatolie enseignait aux hommes à ne pas s’attendrir sur leur sort. La vie continuait, et ce jour resterait dans les mémoires comme un jour de victoire. Bien sûr, une cinquantaine d’hommes avaient péri, des femmes et des enfants avaient été violés et massacrés, d’autres avaient disparu. Mais le village, grâce à l’appui des Égyptiens, avait tenu. Mar’Dhen avait voulu intervenir pour défendre la cause de leurs alliés, mais il n’avait pas insisté devant la volonté du roi. Celui-ci tenait à son duel, et le chef du village savait par expérience qu’il était préférable de ne pas le contrarier.
Les deux compétiteurs se mirent en position. Chacun disposait de trois flèches. Khirâ banda son arc, visa lentement. Le premier trait jaillit, siffla, la poterie éclata. Le roi fit une moue approbatrice, puis réalisa le même exploit. Les flèches suivantes, à leur tour, atteignirent leur but.
— Nous sommes à égalité, petite princesse, dit le nomarque avec bonne humeur. C’est bien. Que dirais-tu de passer directement à quatre-vingts pas ?
— C’est d’accord !
Une nouvelle fois, les flèches firent exploser les récipients de terre cuite. Le souverain éclata de rire. Il paraissait sincèrement heureux de la réussite de Khirâ. Malgré son appréhension, elle en venait à penser que, pour une raison connue de lui seul, il désirait qu’elle le battît.
On repoussa les cibles à cent pas. Cette fois, la distance n’était accessible que pour des archers hors pair. Mais, à nouveau, ils se retrouvèrent à égalité.
— Par les dieux ! s’exclama le roi, ravi, je n’ai jamais rencontré une telle adresse. Si ta mère est encore plus forte que toi, personne ne doit pouvoir la vaincre.
Khirâ soupira. Ce bonhomme était insupportable, mais elle devait s’avouer qu’elle commençait à éprouver de la sympathie pour lui.
— Écoute, dit-elle, je voudrais te proposer autre chose. Plutôt que de toucher des cibles fixes, que dirais-tu d’atteindre des objets en plein vol. Chez moi, j’abattais ainsi les oiseaux.
— Voilà une idée qui me plaît, ma belle.
Une première épreuve eut lieu, à la distance de cinquante pas. Lancées à l’aide d’une fronde par des guerriers, les poteries se brisèrent toutes sans exception. Le nomarque fit de nouveau entendre son rire tonitruant. Il semblait se divertir grandement, et satisfait de s’être découvert une adversaire à sa taille.
— Que proposes-tu à présent ? demanda-t-il joyeusement.
— Une épreuve de rapidité. Cette fois, tes hommes jetteront deux objets simultanément. Ils devront être atteints avant d’avoir touché le sol.
— Mais c’est un exploit impossible !
— Reculerais-tu ?
— Certainement non !
Khirâ se mit en position. Deux cibles jaillirent en même temps des frondes. Ayant recouvré toute son assurance, elle effectua deux tirs imparables qui pulvérisèrent les petites poteries. La précision et la maîtrise de ses gestes stupéfièrent le nomarque qui se retint d’applaudir.
Il se mit en place. Ses deux flèches sifflèrent. Mais, si la première atteignit son but, la seconde manqua sa cible. Il poussa un épouvantable rugissement de fureur. Un silence glacial tomba sur l’assistance. On connaissait le roi, et on savait que ses colères pouvaient se révéler redoutables. Chacun le vit serrer les poings, et jeter son arc au sol dans un geste de rage. Puis, contre toute attente, il explosa d’un rire phénoménal, retrouvant d’un coup sa bonne humeur. Khirâ, éberluée, le vit venir à elle en lui tendant les bras.
— Viens, ma fille, que je t’embrasse.
Déconcertée, elle se laissa faire, Puis il la repoussa doucement, la contempla de nouveau avec un plaisir évident. Enfin, il déclara :
— Il est vrai que tu lui ressembles.
— À qui ?
— À ta mère, bien sûr ! Je t’ai menti tout à l’heure lorsque je t’ai dit que jamais je n’avais été vaincu. Une seule personne y est parvenue jusqu’à présent. C’était une princesse égyptienne du nom de Thanys.
Devant la mine stupéfaite de la jeune femme, il repartit de son rire homérique et l’embrassa encore.
— Béni soit ce jour qui m’a permis de te rencontrer. Tu dois avoir tellement de choses à me raconter sur elle.
— Tu connais donc ma mère ?
— Mon nom est Raf’Dhen. J’ai partagé avec elle des aventures étonnantes, dont le souvenir restera gravé à jamais dans ma mémoire. C’est grâce à elle, à son courage, que j’ai pu revenir dans mon pays pour y devenir roi.
Un peu plus tard, tous étaient réunis autour d’un feu où rôtissait un mouton. Après avoir rameuté ses hommes pour qu’ils servent du vin et de solides tranches de viande, Raf’Dhen entreprit de raconter le périple fabuleux qu’il avait accompli aux côtés de Thanys, éveillant la stupéfaction chez son invitée. La jeune femme n’ignorait pas que sa mère, contrainte de fuir la tyrannie du roi précédent, avait effectué un long voyage avant sa naissance, mais elle en ignorait le détail. La reine parlait peu de cette période de sa vie, dont sans doute seul Djoser connaissait les péripéties. Raf’Dhen combla volontiers ses lacunes en lui narrant par le menu les exploits accomplis par Thanys.
— Par les dieux, s’exclama-t-il, c’était la plus belle femme que j’ai jamais rencontrée. J’étais amoureux d’elle. Je lui avais proposé de me suivre en Anatolie pour devenir mon épouse, mais elle a refusé. Tu as dû t’étonner lorsque j’ai demandé d’examiner ton arc. Il n’y a que mon peuple qui sache les fabriquer de cette manière. C’est avec un arc comme celui-là qu’elle m’a battu.
Il eut un sourire à la fois joyeux et nostalgique.
— Je lui ai enseigné comment les confectionner. Et cette diablesse a encore trouvé le moyen de les améliorer. Elle m’a appris à dompter ces créatures magnifiques que sont les chevaux. Ceux que tu vois là sont les descendants de ceux que nous avons « empruntés » à la tribu qui nous avait capturés. Quelle aventure ! Nous avons lutté ensemble ; elle m’a sauvé la vie, j’ai sauvé la sienne. En ce temps-là, nous avons été très proches. Je l’ai tenu dans mes bras. Je sens encore son odeur, le parfum de ses cheveux. Elle a même dormi contre moi, parce que nous étions prisonniers et que nous avions froid. Et pourtant, jamais elle ne fut mienne. Je l’ai quittée quelque part au nord du pays d’Akkad. Elle était à la recherche de son père exilé. Elle est partie vers l’orient, et je suis revenu ici, en Anatolie, où mon peuple m’attendait. Je ramenais ces chevaux avec moi. La moitié lui revenaient, mais elle m’avait abandonné sa part de butin.
Il écarta les bras en soupirant.
— J’ai eu les chevaux, mais elle n’a pas voulu de moi. Depuis, j’ai souvent rêvé d’elle. Souvent.
Il lui prit la main.
— Aussi, lorsque tu t’es dressée devant moi avec audace, prête à me décocher ta flèche malgré les armes de mes guerriers pointées sur toi, j’ai cru que j’étais victime d’une hallucination. Même si cela relevait de la coïncidence la plus extraordinaire, j’ai tout de suite compris que tu étais sa fille, rien qu’à ta manière de tenir ton arc. C’est pourquoi je t’ai proposé ce concours. Je voulais savoir si ta mère t’avait enseigné son art. Et tu m’as vaincu, comme elle. Ah, par les dieux, je ne sais qui est ton père, mais j’aurais aimé être celui-là. Je t’aurais appris à monter à cheval.
Il avala d’un trait un grand gobelet de vin et s’écria :
— Mais je parle, je parle, et tu ne m’as encore rien dit. Qu’est-elle devenue ? Où vit-elle à présent ?
Ce fut au tour de Raf’Dhen d’être étonné. Il appris que Thanys avait retrouvé son père, le grand Imhotep, et épousé le prince dont elle avait été séparée.
— Ce prince est mon père, précisa fièrement Khirâ, travestissant la vérité. Et il est l’Horus Neteri-Khet, le souverain du Double-Royaume.
— Béni, béni mille fois soit le jour de notre rencontre, ma belle ! On m’a rapporté tellement d’histoires sur ce qui s’était passé après mon retour en Anatolie, les grandes inondations, les guerres. J’ai cru qu’elle avait péri. Et tu m’apprends qu’elle vit toujours, et qu’elle est devenue reine. Par les dieux, petite princesse, tu ne peux pas savoir la joie que tu m’apportes.
Khirâ crut que, le vin aidant, il allait se mettre à pleurer.
— Ta présence est aussi source de soulagement pour nous, Seigneur, dit-elle. Nous avons eu beaucoup de chance en vérité. Comment se fait-il que tu sois intervenu à temps pour secourir le village ?
— J’étais à la poursuite de ces chiens depuis plusieurs jours. Les Hittites ont pris Adana voici deux mois. J’ai compris qu’ils ne s’arrêteraient pas là, et qu’ils viendraient bientôt attaquer mon royaume. Aussi, j’ai pris les devants. J’ai réuni une armée importante, et je me suis porté à leur rencontre. Ces rats ont peur de mes chevaux. Je les ai fait reculer, mais quelques groupes sont parvenus à s’infiltrer. C’est l’un d’eux que je pistais depuis quelques jours. Je suis arrivé malheureusement trop tard pour les empêcher de vous attaquer.
Il hésita, puis précisa :
— Je veux que tu me pardonnes d’avoir voulu faire de vous mes esclaves. Le souvenir que je conservais des Égyptiens n’était guère flatteur. Il était à l’image de ce roi qui avait contraint ta mère à fuir pour échapper à un mariage odieux. Comme tu peux le constater, j’ai la rancune tenace.
Il écarta les bras, et ajouta :
— Mais, désormais, les Égyptiens seront les bienvenus dans mon royaume. N’est-il pas le plus beau du monde ? Holà, guerriers de malheur, apportez-moi encore à boire ! Je meurs de soif !
Deux jours plus tard, le temps de soigner leurs blessés et de renouveler leurs provisions, ils chargèrent les petits ânes et reprirent le chemin du retour. Cependant, une sourde inquiétude rongeait Seschi. Si les Asiates avaient attaqué Yumuktepe, peut-être avaient-ils envoyé des troupes pour s’emparer d’Ardemli.